LA MAISON  DE  L'ŒUVRE


Qui a déjà entendu parler de la Maison

de l’Œuvre Notre-Dame de Strasbourg ?


Selon l’imaginaire « populaire » maçonnique, il y a aux premiers temps de la Maçonnerie opérative une cathédrale en cours de cons­truction, avec ses tailleurs de pierre, ses maçons et ses sculpteurs, venus librement des quatre coins de l’Europe en vue de magnifier l’œuvre de Dieu ; à l’ombre de l’édifice s’étend et se dresse la « loge », à la fois chantier de travail, groupement hiérarchisé d’ouvriers, ou encore cabane dans laquelle les membres de la confrérie se réunissent et forment les apprentis. 


L’image est séduisante, colorée et édifiante. Sauf qu’aucun document écrit ou dessiné ne prouve l’existence, à l’époque médiévale s’entend, d’une telle mise en scène. Il existe toutefois sur notre terre française un lieu privilégié propice aux rêveries maçonniques : Strasbourg. 


Dressons le décor : devant nous la cathédrale au grès, de couleur chau­de, finement sculptéo;  à droite, à quelques dizaines de mètres, deux bâtiments distincts aux toits pentus encadrant une salle obscureo: le lieu de réunion des tailleurs de pierre. Car il y a eu à Strasbourg des tailleurs de pierre (Steinmetzen) et des maçons libres itinérants (Freimaurer), organisés en «oGrande Loge » (Bauhütte) du Saint-Empire romain germanique, tenant ici, pendant des générations, leurs débats à la Maison de l’Œuvre Notre-Dame. 


 Si la cathédrale de Strasbourg mérite que l’on vienne de loin à seule fin d’admirer ses portails, pilastres, statues et vitraux, la « Maison » voisine ne peut être ignorée car s’y trouve implanté un magnifique musée, avec sa « salle des tailleurs de pierre ». 


Les travaux de la – quatrième – cathédrale de Strasbourg ont débuté en 1015. Menés dans les styles roman, gothique et rayonnant, ils ont été achevés en 1439, par une flèche ajourée s’élevant à plus de 140 mètres du sol. Au début du XIIIe siècle a été créée une fondation destinée à rassembler les dons et les legs nécessaires à la construction et à l’entretien de l’édifice ; elle deviendra bientôt le siège de l’une des communautés de tailleurs de pierre les plus importantes de l’Empire germanique qui, présidée par le maître d’œuvre de la cathédrale, y tiendra ses réunions régulières. 



De nos jours, on rencontre toujours des tailleurs de pierre à la Maison de l’Œuvre de Strasbourg, car la fondation, demeurée au fil du temps en activité, y possède un atelier de taille et de sculpture. La salle des tailleurs de pierre a été, quant à elle, transformée en salle de musée : elle abrite des statues de la cathédrale (remplacées par des copies), des chapiteaux sculptés, des décorations florales à demi effacées ; on y imagine, si on le souhaite, des débats placides ou houleux dans l’obscurité que peine à percer la lumière du jour. 


Mais des esprits chagrins affirment que la salle des tailleurs de pierre est une invention d’un ancien con­servateur du musée. Qui sait…


Les Ordonnances de Strasbourg. 


Les documents sont rares pour ce qui concerne l’activité passée des tailleurs de pierre de Strasbourg. Ceux qui existent sont, comme il se doit, rédigés en gothique allemand. Citons pour mémoire cet arrêté du magistrat, datant de 1402, faisant la distinction entre la communauté des tailleurs de pierre de la cathédrale et la corporation des tailleurs de pierre de la cité.


Citons les statuts élaborés et signés en 1459 à Ratisbonne, accordant la préséance à la Grande Loge de Strasbourg sur toutes les autres Bauhütten (grandes loges) du Saint-Empire. Citons enfin les Ordonnances promulguées en 1563, à Strasbourg même, complétant les précédents statuts – qui resteront en vigueur jusqu’à la disparition de l’ins­titution aux premières années du XVIIIe siècle : en 1727, un arrêté impérial supprimera ses privilèges. 


Le XVIe siècle est une période de bouillonnement spirituel et religieux. En Allemagne se crée et se développe la Réforme protestante, à l’initiative de Martin Luther (1483-1546). À Strasbourg, où Jean Calvin (1509-1564) se marie en 1540, le culte protestant remplace la liturgie romaine, y compris dans la plus haute cathédrale d’Europe, près de laquelle se réunissent toujours les membres de la Grande Loge des tailleurs de pierre. 


Le jour de la Saint-Michel 1563 (29 septembre) a lieu un vaste rassemblement des tailleurs de pierre (Stein­metzen) d’Allemagne, venus notamment de Colmar, Bâle, Stuttgart, Berne, Zurich, etc. En cette journée mémorable sont revus et complétés les Règlements établis un siècle plus tôt à Ratisbonne (1459). Leur application sera toutefois limitée dans le temps, puisqu’en 1648 l’Alsace sera rattachée à la France, et que Strasbourg, demeurée ville libre du Saint-Empire, deviendra française en 1681. 

Il est à noter que les ordonnances dites de Strasbourg, qui constituent le dernier document officiel connu de la Communauté germanique des tailleurs de pierre, portent également le titre de Livre des frères ou Livre des règlements.

 

Mais passons, sans plus attendre, au texte proprement dit :


• Seront maîtres ceux qui pourront ériger des édifices somptueux, et autres ouvrages semblables, pour lesquels ils auront reçu une autorisation, et qui ne serviront d’autre Corporation que celle qu’ils ont choisie de servir. Maîtres et compagnons auront l’obligation de se conduire honorablement, et nul ne créera de tort à quiconque. 


• Tout maître qui a pratiqué pendant cinq ans la Maçonnerie avec un maçon-tailleur de pierre,  aura pouvoir de tailler et de construire soit par contrat, soit à la journée, et cela sans crainte.


• Si quelqu’un veut entreprendre un ouvrage en pierre sculptée ou taillée et ne sait pas comment l’exécuter d’après l’épure de base, pour n’avoir pas servi son temps auprès d’un maître ou n’avoir pas été employé dans une loge alors, raisonnablement, il ne devra pas entreprendre l’ouvrage. 


• Aucun artisan, parlier [surveillant] ou compagnon n’enseignera à quiconque, quel qu’il soit, n’est pas membre du Métier.


• Un maître qui n’a qu’un édifice ou ouvrage à construire peut avoir trois apprentis, deux ébaucheurs et un finisseur ; il peut également employer des compagnons si ses pairs le lui permettent. 


• Aucun artisan ou maître maçon ne doit vivre ouvertement en con­cubinage. Si cependant celui-ci ne voulait quitter cet état, aucun compagnon itinérant ni tailleur de pierre ne resterait à son service, ou n’aurait de relations avec lui.


• Aucun artisan ou maître ne sera accepté dans la Guilde s’il ne reçoit, une fois l’an, le Saint-Sacrement, ou ne respecte la discipline chrétienne, ou s’il gaspille encore son argent au jeu. 


• Si un maître ou un compagnon tombe malade, ou si un membre de cette Guilde, qui a réguliè­rement fait son temps en Maçonnerie, vient à être longtemps malade, le maître qui dispose du tronc de la Guilde, et qui en est responsable, l’aidera et l’assistera d’un prêt s’il ne peut être fait autrement, et ce jusqu’à ce qu’il ait recouvré la santé ; ce membre devra s’engager à restituer l’argent emprunté au tronc.


• De même, si quelqu’un a des ennuis avec la justice concernant la Guilde, alors chacun, qu’il soit maître ou compagnon, sera serviable envers lui et lui apportera son aide selon le serment de la Guilde. 


• S’il plaît à un compagnon de reprendre son voyage, il doit se séparer de son maître, de sa loge, et de son hostellerie de façon à ce qu’il ne soit redevable de rien, et que personne ne puisse avoir de grief contre lui en cas de rencontre ultérieure.


• Un compagnon ne critiquera pas l’ouvrage de son maître, ni secrètement, ni ouvertement, et cela en aucune façon, sauf si le maître transgresse ces Ordonnances ou agit contrairement à celles-ci.


• Aucun maître ou artisan n’emploiera un compagnon qui vit en adultère avec une femme ; ou qui mène une vie déshonorante avec les femmes ; ou qui ne participe pas à la sainte Communion conformément à la discipline chrétienne.


• Aucun compagnon ne doit sortir de la loge sans permission ou, s’il sort pour la soupe ou un autre repas, il ne restera pas à l’extérieur sans autorisation ; de même, il ne chômera pas le lundi. 


• Tout apprenti ayant terminé son temps et qui est déclaré libre, doit promettre au Métier, par serment et sur son honneur, qu’il ne communiquera à personne le salut et l’attouchement du maçon, excepté à celui auquel il peut régulièrement le communiquer ; et aussi qu’il n’en écrira rien. 


• Aucun artisan n’acceptera sciemment un apprenti de naissance illégitimeo; il devra avoir fait d’honnêtes démarches avant de l’accepter, et demander à l’apprenti, par sa parole, si son père et sa mère ont vécu ensemble dans les liens du ma­riage.


• Chaque apprenti promettra au Métier d’obéir à son maître pendant les cinq ans auxquels il lui sera lié, de le servir loyalement et fidèlement au mieux de ses intérêts pour lui éviter toute perte, pour autant que c’est en son pouvoir, sans exception, ni restriction.


Les ordonnances de Strasbourg portent les noms et signatures de soixante-dix maîtres et de trente compagnons.


Voir : Die Bauhütte des Mittelalters in Deutschland (Ritter Carl Heideloff, 1844). History of Freemasonry (Robert Freke Gould, 1883-1887). Les Tailleurs de pierre strasbourgeois (Anselme Schimpf, Librairie Istra, 1965). Les Anciens Devoirs (Guy Chassagnard, Éditions Pascal Galodé, 2014).

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