LES  LOGES  DE  DAMES


Quand les loges de dames sont-elles apparues ?


Les maçons opératifs, c’est bien connu – par la lecture des Anciens Devoirs – n’avaient que faire des femmes parmi eux. Comme le soulignait le manuscrit Regius, en 1390, pour être apprenti dans le Métier, il fallait être un homme de naissance légitime et de bonne famille, possédant de surcroît l’usage de tous ses membres – qui ne devait en aucun cas batifoler avec l’épouse de son maître ou de tout autre compagnon. 


Ainsi la Franc-maçonnerie spéculative tint-elle les femmes, dès ses premiers jours, à l’écart de ses lieux de réunion et de ses travaux. Rédigeant son Livre des constitutions, à la demande de la Grande Loge de Londres, James Anderson énonça clairement que «oles récipiendaires doivent être bons et loyaux, libres de naissance et avoir atteint la maturité et l’âge de raison, n’être ni serfs, ni femmes, ni hommes immoraux, ou scandaleux, mais de bon­ne réputation ».

 

Comme le dit clairement en vers le frère François Procope, en 1737, dans son Apologie des Francs-Maçons :


Beau Sexe, nous avons pour vous

Et du respect et de l’estime,

Mais aussi nous vous craignons tous

Et notre crainte est légitime.

Hélas ! on nous apprend pour première leçon,

Que ce fut de vos mains, qu’Adam reçut la pomme,

Et que sans vos conseils tout homme

Naîtrait peut-être franc-maçon.


Ce que confirma encore, en prose, le frère Jacques François Naudot, cinq ans plus tard, dans son Apologie pour l’Ordre des Francs-Maçons, tout en sem­blant prendre la défense de la gente féminine. S’il ne partageait pas les préjugés profanes selon lesquels la femme avait été créée « uni­quement pour le plaisir » de l’homme, qu’elle était « une créature faible, légère, incapable par elle-même de penser avec solidité », l’auteur se complaisait à énumérer les arguments de ses frères francs-maçons :


• On ne saurait, certes, rien imaginer de plus régulier ni de plus modeste qu’« une assemblée formée d’hom­mes et de femmes en nombre égal » ; mais on ne pourrait alors empêcher les petits esprits de « supposer une communauté de faveurs dont l’idée seule révolterait ».


• L’Ordre affirmant des « mystères inaccessibles aux non-initiés », ses membres doivent être libres et indépendants pour s’engager à les respecter. Si l’homme est toujours libre et indépendant, la femme, depuis sa naissance jusqu’au mariage, vit toujours sous la dépendance de son père, ou sous les lois d’un tuteur. Elle passe ensuite sous la sujétion d’un mari, « heureuse encore si celui-ci est assez honnête pour ne pas la réduire à l’esclavage ». Mère de famille, elle n’est pas en état de disposer d’elle-même. Veuve, elle peut encore retomber sous le joug d’un nouveau mari...


• Sans oublier qu’en cas d’admission des femmes, l’Ordre courrait les plus grands dangers, pouvant à tout moment être victime des pressions exercées par un père ou un mari pour « arracher » les secrets maçonniques d’une fille ou d’une épouse.


Conclusion du frère Naudot :

 

« Les Dames conviendront, sans peine, que nous leur rendons justice à tous égardso; et que leur exclusion de no­tre Ordre vient, non de ce que l’Ordre les aurait jugées indignes, de nos mystèreso; mais uniquement de la dépendance à laquelle elles se trouvent assujetties à tous égards. »


En un mot comme en cent, les francs-maçons du XVIIIe siècle n’étaient pas favorables à l’initiation des femmes ; pourtant l’idée d’adapter la Franc-maçonnerie au « Beau Sexe » devait faire son chemin. Si bien qu’un frère Pierre-Louis Goulliard Aîné put affirmer en loge, au début des années 1770 : 


« L’association des deux sexes est fondée sur la loi naturelle et l’on ne peut sans être rebelle aux premières impulsions de cette loi immuable s’écarter de ce principe.

 

« En effet, quel spectacle plus flatteur qu’une loge composée de Frères et de Sœurs animés du désir de pratiquer les vertus fondamentales de notre institutiono; quel est le philosophe, même le plus austère qui puisse se refuser au plaisir de contempler dans un même lieu les deux ouvrages les plus parfaits qui soient sortis des mains de la nature. »


Le temps des philosophes et de L’Encyclopédie de Diderot étant venu, il était naturel que les francs-maçons se convertissent à la mixité ; mais avec, toutefois, des limites. Aussi créèrent-ils la Loge d’a­doption ; c’est-à-dire une loge féminine souchée sur un atelier mas­culin, portant le même titre distinctif, le même nombre d’officiers, les mêmes grades et degrés, mais placée sous son parrainage. Un parrainage d’autant mieux exercé que chaque officier-femme devait être assisté d’un officier-homme. 


Un rituel d’adoption – en réalité plusieurs – vit alors le jour, faisant de la Maçonnerie féminine une école de la décence et de la vertu, par l’étude des mystères du jardin d’Éden, du déluge et autres événements bibliques mieux adaptés à la psychologie fé­mi­nine que la construction du temple de Salomon ou la légende d’Hiram. 


Certes, les choses ne se passèrent pas sans heurts ni hésitations. Ainsi qu’en témoignent certains procès-verbaux de la Grande Loge des maîtres de Paris, l’une des premières initiatives, menée en 1760, par le frère Fellon, vénérable de la loge L’Unique Alliance, se solda par une plainte déposée à son encontre : il lui était reproché d’« avoir ouvert et tenu des loges de dames maçonnes ». En 1769, par contre, l’orateur de la loge La Constance fut chargé – selon son registre – d’enquêter sur deux dames qui désiraient se faire recevoir maçonnes. 


En 1775, d’après François Timoléon Bègue-Clavel :


« La loge de Saint-Antoine, à Paris, établit une loge d’adoption dont la présidence fut déférée à la duchesse de Bourbon. Au mois de mai, la grande maîtresse fut installée avec une pompe extraordinaire. Le duc de Chartres, depuis duc d’Orléans, alors grand-maître de la Maçonnerie française, tenait les travaux.

« On remarquait, parmi les assistants, les duchesses de Luynes et de Brancas, la comtesse de Cay­lus, la vicomtesse de Tavannes, et beaucoup d’autres sœurs du plus haut rang. La quête fut abondante, et servit principalement à tirer de prison plusieurs pauvres familles qui y étaient détenues pour mois de nourrice.


« La duchesse de Bourbon présida encore, en 1777, une fête donnée par la loge de La Candeur, et à laquelle assistaient la duchesse de Chartres, la princesse de Lamballe, les duchesses de Choiseul-Gouffier, de Rochechouart, de Loménie… 


« À une loge d’adoption, tenue en 1779, sous la présidence de la même sœur, on fit une quête extraordinaire en faveur d’une famille indigente de province qui, dans sa naïve confiance, avait jeté à la poste une demande de secours avec cette simple suscription : « À Messieurs les francs-maçons de Paris. »


• Voir : Histoire pittoresque de la Franc-Maçonnerie (François Timoléon Bègue-Clavel, 1844). Comment la Franc-Maçonnerie vint aux femmes (Gisèle et Yves Hivert-Messeca, Éditions Dervy, 1997). 

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© Guy Chassagnard 2023