LE  FRANC-MAÇON


Le franc-maçon doit-il croire en Dieu ?


La question peut paraître saugrenue, surtout si l’on a en mémoire l’adage selon lequel le franc-maçon, « homme libre et de bonnes mœurs », est, à la fois, « l’ami du riche et du pauvre s’ils sont vertueux ». Rien n’empêche celui-ci, apparemment, de pratiquer l’Art royal et de tourner son esprit vers l’Orient éternel d’une religion révélée. 


Car le franc-maçon se doit d’être capable, en toutes circonstances, de contrôler sa raison et d’améliorer son raisonnement à la lumière de la spiritualité qui lui sied le mieux. 


Mais en définitive, le franc-maçon reste un hom­me et l’homme est toujours victime de ses con­victions ; ainsi que des préjugés de son époque. Si on peut l’entendre aujourd’hui affirmer haut et fort qu’il peut être ce qu’il veut être, dans les seules limites de la liberté de conscience et du respect d’autrui, il semble qu’il n’en ait pas toujours été ainsi. 


Avant que le (franc) maçon moderne ait adop­té pour devise les mots liberté, égalité et fraternité, le maçon opératif, lui, a inscrit volontairement dans le marbre du Métier la croy­­ance en un Dieu révélé – celui-là même du monde profane.


On relève ainsi dans les plus anciens statuts présentement connus, savoir les Statuts des maîtres du mur et de la charpente de Bologne, établis en 1248, « en l’honneur de Dieu, de Notre Seigneur Jésus Christ, de la Bienheureuse Vierge Marie et de tous les Saints », que la société doit fournir à l’église-cathédrale, où se tiennent ses réunions et où est dite sa messe patronale, un nombre déterminé de cierges. 


De même, le Livre des métiers de la Prévôté de Paris, rédigé en 1268, impose aux maçons et aux plâtriers de « jurer sur les Saintso» qu’ils pratiqueront loyalement le métier, et de cesser tout travail « après midi sonné en charnage » et le samedi quand est venue l’heure de chanter les vêpres à Notre-Dame. 


Quant au manuscrit Regius, dont on dit qu’il est le plus ancien Devoir maçonnique – écrit en 1390 –, il est des plus explicites :  « Celui qui veut connaître et embrasser ce métier doit toujours aimer Dieu et la sainte Église et, qu’il aille par les champs ou par les bois, aimer aussi son maître et ses compagnons, car c’est ce qu’e­xige ce métier. »


Pour obtenir de Dieu « une longue vie », le manuscrit recommande notamment au maçon de ne point coucher avec l’épouse de son maître ou de tout autre compagnon… Il l’enjoint aussi à avoir une attitude respectueuse à l’église et à prier avec ferveur le Seigneur Jésus. Il faudra attendre l’avènement du siècle des Lumières, et l’organisation de la Franc-maçonnerie spéculative, pour que l’attitude religieuse du maçon se modifie du tout au tout. Pour James Anderson, si l’on en croit son Livre des constitutions de 1723 :


« Un Maçon s’oblige, de par sa tenure, d’obéir à la Loi moraleo; et s’il comprend bien l’Art, jamais il ne sera un athée stupide, ni un libertin irréligieux.

 

« Mais, encore qu’au temps jadis, les Maçons, en chaque pays, dussent être de la religion, quelle qu’elle fût, du pays ou de la nation, on estime aujourd’hui plus expédient de ne les obliger qu’à cette religion par laquelle tous les hommes s’accordent, sauf à garder pour eux-mêmes leurs opinions particulièreso; c’est-à-dire d’être bons et loy­aux, ou hom­mes d’honneur et de probité, n’importent les confessions ou les croy­ances qui les distinguent. »


Dans son Discours de 1737, qu’il ne prononça sans doute jamais – comme habituellement supposé –, le chevalier André Michel de Ramsay évoque une relation nouvelle de la Maçonnerie et de la religion : 


« Les Ordres religieux furent établis pour rendre les hommes chrétiens parfaits ; les Ordres militai­res, pour inspirer l’amour de la belle gloireo; l’Or­dre des Francs-Maçons fut institué pour former des hom­mes et des hommes aimables, des bons citoyens et des bons sujets, inviolables dans leurs promes­ses, fidèles adorateurs du Dieu de l’amitié, plus ama­teurs de la vertu que des récompenses. »


Au XVIIIe siècle le franc-maçon pratique la religion de son pays. L’écossais est presbytérien, l’anglais anglican, et le français catholique. Mais la re­ligion n’interfère pas avec la pratique maçonniqueo; surtout en France où faute d’avoir été entérinés par le parlement de Paris, les interdits des bulles papales sont totalement ignorés. Rien n’empêche donc alors les loges d’organiser des processions à caractère religieux, ou d’intégrer des moines et des prêtres.

 

C’est à un militaire en passe de devenir empereur, présentement premier consul, et au pape Paul VII que revient, en 1801, le privilège – malencontreux – de redéfinir par un con­cordat les relations devant être entretenues entre la France et le Vatican. Il en résulte que les con­damnations papales passées, aussi bien qu’à venir, sont dé­sormais applicables sur l’ensemble du territoire français.

 

C’est là, à n’en point douter, la sour­ce majeure de l’antimaçonnisme le plus débridé du XIXe siècle. Les francs-maçons n’ont pas cherché à être hostiles à l’Église ; c’est, historiquement, celle-ci qui s’est montrée la première hostile aux francs-maçons, profitant de l’aubaine fournie par un accord qui se voulait purement politique. Il en résultera que les républicains, hostiles aux rois Char­les X et Louis-Philippe, aussi bien qu’à l’empereur Napoléon III, se réfugieront en nombre dans les loges, que celles-ci aborderont dans leurs débats des sujets politiques et que perdurera une défiance populaire à l’encontre d’une institution qui ne voulait être que philosophique. 


En conclusion, rien ne s’est jamais opposé, en se plaçant dans le domaine maçonnique – hormis, il faut l’admettre, au Rite écossais rectifié, à vocation chrétienne –, à ce que l’on soit dans le mê­me temps franc-maçon, chrétien, juif ou musulman. Car le franc-maçon se doit d’être toujours libre des contraintes et des préjugés de son temps. Mais, le chrétien, le juif et le musulman peuvent-ils être francs-maçons ? C’est là une tout autre question. Quoi qu’il en soit, rappelons ici la position prise par certaines obédiences maçonniques connues.

 

Pour la Grande Loge Unie d’Angleterre, et la Gran­de Loge Nationale Française, son émanation dans l’he­xagone, « les francs-maçons doivent être des hom­mes, aucun lien ne pouvant être établi avec les lo­ges admettant des femmes ». Ils doivent aussi «ocroire en un Être Suprême ». 


À la Grande Loge de France, on maçonne traditionnellement à la gloire du Grand Architecte de l’Univers, mais « dans la recherche constante de la vérité et de la justice, les Francs-Maçons n’acceptent aucune entrave et ne s’assignent aucune limite ». Ce qui revient à dire qu’« ils respectent la pensée d’autrui et sa libre expression ». Si la Bible est exposée en permanence dans le temple, le profane qui est initié est invité à prêter serment sur le Volume de la loi sacrée – qui peut être la Bible, mais encore à sa convenance le Coran des musulmans, les Vedas de l’hindouisme ou le Tao Te King des taoïstes.

 

Au Grand Orient de France, progressiste et laïque au sens le plus large des termes, il ne saurait être question d’imposer la moindre croyance spirituelle ou philosophique. L’obédience, qui revendique une position originale dans la Franc-maçonnerie mondiale, entend se singulariser par trois points essentiels : 


1. - son refus d’exiger la croyance en un Dieu révélé, 

2. - son attachement à la laïcité, 

3. - ses valeurs républicaines et sociales.


Quant au Rite écossais rectifié, que pratiquent plusieurs obédiences rivales, il impose depuis 1782 à ses adeptes un rituel assurément chrétien. Qu’on en juge par la première question posée dans la chambre de retraite (cabinet de réflexion) au candidat maçon : 


« Quelle est votre croyance sur l’existence d’un Dieu créateur et prin­cipe unique de toutes choses ; sur la providence et sur l’immortalité de l’âme humaineo; et que pensez-vous de la religion chrétienneo? » 


Lors de son entrée dans le temple, le candidat devra encore décliner son identité ainsi que… son « nom de baptême ». À ce rite, on ne peut décemment qu’être chrétien.


Voir : Les constitutions et statuts de la GLDF, de la GLNF, du GODF. Le rituel d’apprenti du Rite écossais rectifié. Les Anciens Devoirs (Guy Chassagnard, Éditions Pascal Galodé, 2014).

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