LOGES  MILITAIRES, DES  PONTONS


Que sait-on de la Franc-maçonnerie militaire et des pontons ?


À en croire certains adeptes du Rite écossais ancien et accepté (!), la première loge maçonnique de France aurait été fondée en mars 1688 au sein du « Royal irlandais » – ou « Gardes irlandaises » –, un régiment dépendant du roi de Grande Bretagne et d’Irlande déchu, Jacques II Stuart (1633-1701) ; ceci à l’orient de Saint-Germain-en-Laye. 


Sauf qu’en 1688, l’ancien monarque et ses for­ces loyalistes n’étaient pas encore installés dans l’ancienne résidence royale de Louis XIV – vu que Jacques II venait juste d’être destitué, en décem­bre, par un gendre irrespectueux. 


Ce qui n’empêche pas que les régiments irlandais, écossais, anglais et même français, ont profondément marqué de leur empreinte le développement de la Franc-maçonnerie du siècle des Lu­mières. 


La Franc-maçonnerie militaire. - Si le XVIIIe siècle a été – du moins en France – le siècle des Lumières, il a été surtout, tout comme le précédent et celui qui l’a suivi, le siècle de la discorde et de la guerre ; plaçant les anglais, les français et une grande partie des autres nations d’Europe dans une multitude de conflits associant ou opposant les uns aux autres selon les circonstances et les coalitions. 


Rappelons pour mémoire les guerres de succession d’Espagne (1701 -1714), de Pologne (1733-1738), d’Autriche (1740-1748), les guerres de Sept Ans (1756-1763) et révolutionnaires (1792-1797), sans oublier les combats franco-anglais du Canada (1755-1760), la guerre d’Indépendance américaine (1775-1782) et la campagne d’Égypte (1798-1801). 


Qui dit conflits, que ceux-ci se déroulent sur terre ou sur mer, dit formations de régiments, organisations de cantonnements et de garnisons, temps de guerre et de combats, certes, mais aussi périodes de repos et de loisirs durant lesquelles les officiers (sur­tout) et les sous-officiers (souvent) tentent de mener une vie sociale normale. 


D’où l’intérêt manifesté par ceux-ci à l’égard de la pratique de l’Art royal, dans des loges maçonniques civiles existantes ou dans des «oateliers » spécialement créés. À noter que les premières loges dites militaires apparaissent dans les premières décennies du siècle parmi les régiments britanniques. Le premier exemple en est trouvé en 1728 au sein d’un bataillon du Royal Scots, en garnison sur la côte indienne de Coromandel, proche du Sri-Lanka. 


L’année suivante, la Grande Loge de Londres autorise la création d’une loge sur la forteresse de Gibraltar ; tandis que sa rivale d’Irlande octroie, en 1732, une patente de constitutions aux officiers d’un bataillon du Régiment Royal écossais. À la fin du siècle, les Grandes Loges d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande pourront s’honorer d’avoir créé, à elles trois, quelque 409 loges militaires...


En France, où la Franc-maçonnerie « civile » ne prend son essor qu’en 1725 à Paris, les premières loges militaires ne tardent pas, non plus, à se constituer. Le tableau général de la Grande Loge de France pour l’année 1744 fait ainsi état de 44 loges, dont 20 implantées à Paris, 24 en province, auxquelles il faut ajouter cinq loges militaires opérant au sein des régiments de Bonnac, des Gardes suisses, de Bourbon Infanterie, du Boulonnais et de La Tresne. 


En 1745, création à Versailles de la Loge de la Chambre du Roi, réunissant les officiers attachés à la Maison royale ; cette loge deviendra, sous le règne de Louis XVI, la Loge militaire des Trois Frères Réunis, « à l’orient de la cour ». À l’heure de la prise de la Bastille (1789), le Grand Orient de France administrera 65 loges militaires, qui seront au nombre de 156 sur son tableau de l’année 1813. 


D’une façon générale, la loge militaire française a pour vénérable maître l’officier supérieur du régiment concerné, pour « officiers » ses officiers subalternes, et pour frè­res servants ses bas-officiers. Les hommes de troupe n’y ont que rarement accès. L’égalité et la fraternité sont de règle en loge tant que durent les tenues – la préséance, la déférence et la discipline retrouvant cependant leurs droits dès la sortie du temple. 


Là où les régiments en garnison ne possèdent pas de loge particulière, il n’est pas rare que leurs officiers et bas-officiers deviennent membres de loges civiles locales existantes. Parfois, deux loges co-existent dans la même unité ; tel est le cas en 1766 au sein du Régiment de Toul Artillerie : les officiers se réunissant à la Loge Henri IV et les bas-officiers disposant de la loge L’Union. 


La Franc-maçonnerie militaire française connaîtra son âge d’or avec l’empire, qui mènera ses loges aux quatre coins de l’Europe ; sa disparition résultant de la chute de Napoléon et de la dislocation de l’armée impériale. 


Confidence du capitaine Éléazar Blaze (Souvenirs d'un officier de la Grande Armée) sur les loges militaires : 


« Lorsque nous devions rester longtemps dans une garnison, nous avions deux grands moyens pour passer gaiement la vie. 


« S’il existait une loge de Francs-Maçons, nous nous y présentions en masse, ou bien nous en formions une à nous tout seuls.

 

« Chacun sait qu’en travaillant au Grand Orient, les Frères aiment à rire, et à banqueter. »


L’histoire maçonnique rapporte peu de faits sur les loges embarquées de la Marine royale. Des ateliers ont, cependant, été constitués sur La Cybèle, La Vestale, où à bord de L’Union, un vaisseau de 74 canons dont la loge L’Union Parfaite des Volontaires a réuni jusqu’à vingt frères. La loge Les Élus de Sully, de la rade de Brest, compte en 1804 quelque 71 membres


La Franc-maçonnerie des pontons. - Les conflits, c’est bien connu, provoquent la prise d’ennemis et la constitution de camps de prisonniers. Insulaires par nature, marins par conviction, les britanniques ont créé au XVIIIe siècle une institution particulière : la prison des pontons, entraînant tout naturellement la création d’une Franc-maçonnerie des pontons – dont nous voulons parler. 


Avantages de ce genre d’emprisonnement : la récupération de tous les bâtiments de guerre ou de commerce désarmés, le confinement des prisonniers, la facilité du gardiennage, enfin la quasi impossibilité de s’enfuir. Cerise sur le gâteau : il s’agit d’un moyen sûr et peu coûteux de faire perdre à l’ennemi sa dignité d’homme. 


Mais il ne faut pas accuser les seuls habitants d’Albion d’avoir fait usage des pontons ; les français ont emprisonné leurs propres prisonniers à Nantes, sur La Louise, La Thérèse ou La Gloire ; ou dans le port de Rochefort. La Gloire a ainsi été le tombeau de dizaines de prêtres réfractaires âgés aux heures noires de la Révolution.


Plusieurs ouvrages ont peint, dans le détail, la vie accablante et dépravée des prisonniers des pontons anglais ; pontons installés pour une gran­de partie dans les ports de Portsmouth, de Plymouth et de l’embouchure de la Tamise. On estime que de 1744 à 1814, soit sur une période de 70 ans, plus de 200o000 prisonniers ont été emprisonnés dans les geôles britanniques. 


Ayant connu, pendant neuf années consécutives, de 1806 à 1814, la vie des pontons, Ambroise Louis Garneray (Mon ponton) a stigmatisé l’enfermement, les mauvais traitements, la nourriture pestilentielle, le pullulement des parasites et des maladies. Alexandre Lardier (Histoire des pon­tons) a dépeint, de son côté, la présence et les activités maçonniques des francs-maçons français sur les pontons anglais, notamment sur Le Guildford, un vaisseau de 80 canons et de… 800 détenus, où l’occasion lui a été donnée, dès son arrivée – en sa qualité d’officier –, d’assister à une initiation.


« Quelques occupants, écrit-il, informés que nous étions des enfants de la Vraie Lumière, nous invitèrent à visiter leur Temple. Après avoir traversé dans toute sa longueur le faux-pont, nous arrivâmes à une sorte de trappe qui était ouverte, et nous descendîmes dans l’obscurité.

« Après avoir donné les mots de passe, signes et attouchements, nous reçûmes l’autorisation de pénétrer dans le Temple. 


« Cette pièce, forte et éclairée, où règnent le silence, la paix et l’harmonie pour reprendre des expressions maçonniques, était en réalité éclairée par une seule bougie sertie dans le goulot d’une bouteille de bière et qui, placée devant le plateau du Vénérable maître, dégageait tellement de fumée que seul un faible rayon de lumière était visible. 


« Le plateau du Vénérable n’avait plus que trois pieds et il faisait de son mieux pour maintenir l’équilibre. 


« Le haut dignitaire qui présidait et qui n’était rien moins que Souverain Prince Rose-Croix, était le seul à avoir un siège. Les membres de la Loge et les visiteurs durent s’asseoir à terre…

 

« Le candidat fut rigoureusement interrogé ; il fut questionné en long et en large sur ses principes et plus spécialement sur son patriotisme. Ses réponses furent satisfaisantes et il reçut la Lumière.

 

« La tenue se termina par la circulation du tronc de bienfaisance dont le produit, ajouté à celui des Tenues précédentes, fut affecté au soulagement des prisonniers des pontons qui souffraient d’une punition imméritée, confinés et privés de leurs rations comme ils l’étaient. »

 

Suite à l’abdication de Napoléon, après Waterloo, quelque cent mille prisonniers seront invités à quitter les « sépulcres flottants » d’An­gleterre et à rejoindre le continent. Les loges des pontons auront été précédemment dissoutes.


• Voir : Loges militaires - La Franc-Maçonnerie en France (Gustave Bord, 1908). Loges et Chapitres de la Grande Loge et du Grand Orient de France (Alain Le Bihan, Comité  des Travaux Historiques, 1967). 

Loges des pontons - Mes Pontons, neuf années en Angleterre (Louis Garneray). Histoire des pontons et prisons d’Angleterre (Alexandre Lardier, 1845). Les Loges maçonniques à bord des pontons anglais sous le Premier Empire (Jean-Marc Van Hille, Association ponantaise d’Histoire maritime, 1999).

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© Guy Chassagnard 2023